Mappemonde mettant en évidence le Japon.

L’Aube du Japon médiéval dans ses épopées

La pai­sible pé­riode de Heian (794-1185) s’acheva dans une confla­gra­tion. Au terme de ba­tailles d’une rare vio­len­ce, deux mai­sons ri­va­les, les Taïra et les Mi­na­mo­to, évin­cè­rent, tour à tour, l’aris­to­cra­tie de cour, qui ne dis­po­sait ni d’une ar­mée ni d’une po­lice suf­fi­san­tes, et pro­voquèrent l’avè­ne­ment du ré­gime féo­dal. Com­mence alors le Moyen Âge ja­po­nais. Cette pé­riode de bou­le­ver­se­ments fut telle qu’« il fau­drait fouiller dans le Moyen Âge al­le­mand pour trou­ver une confu­sion sem­blable ». Au raf­fi­ne­ment de la lit­té­ra­ture fé­mi­nine de Heian suc­cé­dè­rent, dès lors, des ré­cits vi­rils, pleins d’« assassinats », de « ruses », de « faits d’armes mer­veilleux » et de « ven­geances lon­gue­ment pré­pa­rées » — « source d’em­bar­ras et de trouble pour les his­to­riens ».

Le Chapelet à la main et le Sabre à la ceinture

De ce branle-bas naquirent les « dits guer­riers » (gunki mo­no­ga­tari), qui se si­tuent à la croi­sée de la chro­nique his­to­rique, de l’épo­pée na­tio­nale et d’une pro­fonde mé­di­ta­tion boud­dhique. Leur fonc­tion était d’ailleurs moins lit­té­rai­re, au sens où nous l’en­ten­dons, que mé­mo­rielle et spi­ri­tuelle : il s’agis­sait avant tout « d’apai­ser […] les âmes des guer­riers ayant péri dans les com­bats » et, pour les sur­vi­vants, « de cher­cher un sens aux évé­ne­ments chao­tiques qui ont mis fin à l’ordre an­cien ». Cette fonc­tion in­com­bait aux « bonzes à biwa » (biwa hô­shi ou biwa bôzu), des aèdes gé­né­ra­le­ment aveugles. Sem­blables à nos trou­ba­dours de ja­dis, ils par­cou­raient le pays, dé­cla­mant d’une voix chan­tante les hauts faits du pas­sé. Dra­pés dans une robe mo­na­ca­le, sans doute pour se pla­cer sous la pro­tec­tion des temples et des mo­nas­tè­res, ils s’ac­com­pa­gnaient de leur luth à quatre cor­des, le biwa1« Né dans le royaume de Perse et ses ré­gions li­mi­tro­phes, le biwa s’est dif­fusé en Asie orien­tale le long de la Route de la soie. Per­fec­tionné en Chi­ne, il est par­venu dans l’ar­chi­pel ja­po­nais vers le 8e siècle ». Hyô­dô, Hi­ro­mi, « Les moines joueurs de biwa (biwa hô­shi) et Le Dit des Heike » dans Bris­set, Claire-Aki­ko, Bro­tons, Ar­naud et Stru­ve, Da­niel (dir.), op. cit., dont les ac­cords ponc­tuaient la mé­lan­co­lie du ré­cit.

Au cœur du ré­per­toire que ces ar­tistes trans­met­taient de maître à dis­ci­ple, une tri­lo­gie fon­da­men­tale re­trace les luttes fra­tri­cides qui firent bas­cu­ler l’ar­chi­pel dans une nou­velle ère : Le Dit de Hô­gen (Hô­gen mo­no­ga­tari)2Formes reje­tées :
Ré­cit des troubles de l’ère Ho­gen.
La Chro­nique des Ho­gen.
Ré­cit de l’ère Hō­gen.
His­toire de la guerre de l’époque Hô­gen.
Hô­ghen mo­no­ga­tari.
Hô­ghenn mo­no­ga­tari.
, Le Dit de Heiji (Heiji mo­no­ga­tari)3Formes reje­tées :
Épo­pée de la ré­bel­lion de Heiji.
La Chro­nique des Heigi.
Ré­cit de l’ère Heiji.
Ré­cits de la guerre de l’ère Heiji.
Heïdji mo­no­ga­tari.
Heizi mo­no­ga­tari.
, et le plus illustre d’entre tous, Le Dit des Heiké (Heiké mo­no­ga­tari)4Formes reje­tées :
Le Dit des Heikke.
L’Aven­ture d’Heike.
His­toire des Heike.
Contes du Heike.
Contes des Heike.
La Chro­nique des Heiké.
La Chro­nique de Heiké.
Chro­niques du clan Heike.
La Geste de la mai­son des Héï.
Geste de la fa­mille des Hei.
His­toire de la fa­mille des Hei.
His­toire de la fa­mille Heiké.
His­toire de la mai­son des Taira.
His­toire de la fa­mille des Taïra.
Ré­cit de l’­his­toire des Taira.
Ro­man des Taira.
La Geste des Taïra.
Feike no mo­no­ga­tari.
. Les deux pre­miers, s’ils peuvent pa­raître pro­saïques en dé­cri­vant com­ment les Taïra et les Mi­na­moto s’in­si­nuèrent peu à peu dans le pou­voir mi­li­taire jusqu’à ac­qué­rir une in­fluence dé­ci­sive sur les af­faires de la cour, n’en pré­parent pas moins le drame à ve­nir et re­cèlent déjà cette « sen­si­bi­lité à l’éphé­mère » (mono no aware) qui trou­vera dans Le Dit des Heiké son ex­pres­sion la plus ache­vée :

« Le monde où vi­vons
N’a d’exis­tence au­tant
Que rayon de lune
Qui se re­flète dans l’eau
Pui­sée au creux de la main. »

Le Dit de Hô­gen ; Le Dit de Heiji, trad. du ja­po­nais par René Sief­fert, Pa­ris : Pu­bli­ca­tions orien­ta­listes de Fran­ce, 1976 ; ré­éd. La­grasse : Ver­dier, coll. « Ver­dier poche », 2007.

L’Impermanence comme destin

Œuvre mo­nu­men­ta­le, vé­ri­table Énéide des luttes in­tes­tines et des guerres achar­nées qui dé­chi­rèrent les deux mai­sons, culmi­nant avec la ba­taille de Dan-no-ura (25 avril 1185), Le Dit des Heiké s’écarte pour­tant ra­di­ca­le­ment de la tra­di­tion oc­ci­den­tale. Au lieu d’ou­vrir, à la ma­nière de Vir­gi­le, sur les arma vi­rumque (les armes et l’­hom­me), la chro­nique ja­po­naise rap­pelle dès sa pre­mière ligne « l’im­per­ma­nence de toutes choses » : « L’or­gueilleux, cer­tes, ne du­re, tout juste pa­reil au songe d’une nuit de prin­temps ». Les per­son­na­ges, grands ou hum­bles, sont tous em­por­tés par le même tour­billon, illus­trant à l’envi que, se­lon la for­mule de Bos­suet :

« Le temps vien­dra où cet homme qui vous sem­blait si grand ne sera plus, où il sera comme l’en­fant qui est en­core à naî­tre, où il ne sera rien. […] Je ne suis venu que pour faire nom­bre, en­core n’avait-on que faire de moi ; […] quand je re­garde de près, il me semble que c’est un songe de me voir ici, et que tout ce que je vois ne sont que de vains si­mu­lacres : Præ­te­rit enim fi­gura hujus mundi (Car il pas­se, ce monde tel que nous le voyons)51 Co 7,31 (La Bible : tra­duc­tion of­fi­cielle li­tur­gique). ».

Bos­suet, Jacques Bé­ni­gne, Œuvres com­plètes, t. IV, Pa­ris : Le­fèvre ; Fir­min Di­dot frè­res, 1836.

Ain­si, Le Dit des Heiké s’ap­pa­rente-t-il à une conti­nuelle pré­di­ca­tion, où toutes les vi­cis­si­tudes de la vie des hé­ros servent à illus­trer cette loi de l’im­per­ma­nence (mujô) et la va­nité des gloires hu­maines. Le cas de Taïra no Ta­da­nori (1144-1184) est à cet égard exem­plaire. Sur­pris par l’en­ne­mi, il do­mine son ad­ver­sai­re, mais un quel­conque ser­vi­teur de ce­lui-ci in­ter­vient et lui tranche le bras droit au ras du coude. Sa­chant sa fin ve­nue, Ta­da­nori se tourne vers l’ouest et in­voque d’une voix fer­me, par dix fois, le Boud­dha avant d’être dé­ca­pi­té. At­ta­ché à son carquois, on re­trouve ce poème d’adieu :

« Em­porté par les té­nèbres
Je lo­ge­rai sous
Les branches d’un arbre.
Des fleurs seule­ment
M’ac­cueille[­ro]nt ce soir. »

Hoff­mann, Yoel, Poèmes d’adieu ja­po­nais : an­tho­lo­gie com­men­tée de poèmes écrits au seuil de la mort, trad. de l’an­glais par Agnès Ro­zen­blum, Ma­la­koff : A. Co­lin, 2023.

Une postérité en demi-teinte

Cette sen­si­bi­lité boud­dhique, qui im­prègne jusqu’aux scènes les plus san­glan­tes, ne suf­fit pour­tant pas toujours à re­le­ver une nar­ra­tion qui peut pa­raître len­te, ré­gu­liè­re, uni­forme aux es­prits for­més à l’es­thé­tique oc­ci­den­tale. Pa­reille au son de la cloche de Gion, la marche des dits est ré­gu­liè­re, trop ré­gu­lière mê­me, et quelque peu mo­no­tone. Je re­grette que des ré­cits aussi illustres n’aient pas trouvé un poète éga­le­ment illustre qui les eût fixés à ja­mais ; qu’ils aient manqué un Ho­mère qui leur eût donné une va­rié­té, une sou­plesse éter­nel­le­ment ad­mi­rées.

Comme le note Georges Bousquet, les hé­ros ho­mé­riques ont sou­vent « des gaie­tés ou des fai­blesses étranges qui nous font tou­cher du doigt leur hu­ma­nité ; ceux de Taïra ne cessent ja­mais d’être conven­tion­nels et froids ». Tan­dis que le naïf conteur grec laisse toujours per­cer un vague et fin sou­rire der­rière les mots, « le rap­sode ja­po­nais ne quitte ja­mais le ton épique et l’al­lure guin­dée ». Là « où ré­sonne comme une fan­fare l’ex­pan­sion joyeuse du trou­vè­re, on n’en­tend ici que l’ac­cent mé­lan­co­lique du boud­dhiste dé­solé : “L’­homme va­leu­reux [lui aus­si] fi­nit par s’écrou­ler ni plus ni moins que pous­sière au vent” ».

Mappemonde mettant en évidence le Vietnam.

Le Kim-Vân-Kiều, ou l’âme vietnamienne dévoilée

Il est des œuvres qui portent en elles les goûts et les as­pi­ra­tions d’une na­tion en­tiè­re, « de­puis le ti­reur de pousse-pousse jusqu’au plus haut man­da­rin, de­puis la mar­chande am­bu­lante jusqu’à la plus grande dame du monde ». Elles de­meurent éter­nel­le­ment jeunes et voient se suc­cé­der de nou­velles gé­né­ra­tions d’ado­ra­teurs. Tel est le cas du Kim-Vân-Kiều1Formes reje­tées :
Kim, Ven, Kièou.
Le Conte de Kiêu.
L’­His­toire de Kieu.
Le Ro­man de Kiều.
Truyện Kiều.
His­toire de Thuy-Kiêu.
Truyên Thuy-Kiêu.
L’­His­toire de Kim Vân Kiều.
Kim Vân Kiều truyện.
Nou­velle His­toire de Kim, Vân et Kiều.
Kim Vân Kiều tân-truyện.
La Nou­velle Voix des cœurs bri­sés.
Nou­veau Chant du des­tin de mal­heur.
Nou­veaux Ac­cents de dou­leurs.
Nou­veau Chant d’une des­ti­née mal­heu­reuse.
Nou­veau Chant de souf­france.
Nou­velle Voix des en­trailles dé­chi­rées.
Nou­veaux Ac­cents de la dou­leur.
Nou­velle Ver­sion des en­trailles bri­sées.
Le Cœur bri­sé, nou­velle ver­sion.
Đoạn-trường tân-thanh.
, ce poème de plus de trois mille vers qui montrent l’âme viet­na­mienne dans toute sa dé­li­ca­tes­se, sa pu­reté et son ab­né­ga­tion :

« Il faut sus­pendre son souf­fle, il faut mar­cher avec pré­cau­tion pour être en me­sure de sai­sir la beauté du texte [tant] il est gra­cieux (dịu dàng), joli (thuỳ mị), gran­diose (tráng lệ), splen­dide (huy hoàng). »

Du­rand, Mau­rice (éd.), Mé­langes sur Nguyễn Du, Pa­ris : École française d’Ex­trême-Orient, 1966.

L’au­teur, Nguyễn Du (1765-1820)2Formes reje­tées :
Nguyên Zou.
Nguyên-Zu.
Hguyen-Du.
Ne pas confondre avec :
Nguyễn Dữ (16e siè­cle), dont le Vaste Re­cueil de lé­gendes mer­veilleuses est une cri­tique de son temps sous le voile du fan­tas­tique.
, laissa la ré­pu­ta­tion d’un homme mé­lan­co­lique et ta­ci­tur­ne, dont le mu­tisme obs­tiné lui va­lut cette ré­pri­mande de l’em­pe­reur : « Il faut que, dans les conseils, vous par­liez et don­niez votre avis. Pourquoi vous en­fer­mer ainsi dans le si­lence et ne ja­mais ré­pondre que par oui ou par non ? » Man­da­rin mal­gré lui, son cœur n’as­pi­rait qu’à la quié­tude de ses mon­tagnes na­tales. Il en vint à mau­dire ce ta­lent même qui, en l’éle­vant aux plus hautes char­ges, l’éloi­gnait de lui-mê­me, au point d’en faire la mo­rale fi­nale de son chef-d’œuvre : « Que ceux qui ont du ta­lent ne se glo­ri­fient donc pas de leur ta­lent ! Le mot “tài” [ta­lent] rime avec le mot “tai” [mal­heur] ». Égal à lui-mê­me, il re­fusa tout trai­te­ment au cours de la ma­la­die qui lui fut fa­tale et, ap­pre­nant que son corps se glaçait, il ac­cueillit la nou­velle avec un sou­pir de sou­la­ge­ment. « Bien ! », mur­mu­ra-t-il, et ce mot fut son der­nier.

L’Épopée de la douleur

Le poème re­trace le des­tin tra­gique de Kiều, jeune fille d’une beauté et d’un ta­lent in­com­pa­rables. Alors qu’un ave­nir ra­dieux lui semble pro­mis au­près de son pre­mier amour, Kim, la fa­ta­lité frappe à sa porte : pour sau­ver son père et son frère d’une ac­cu­sa­tion ini­que, elle doit se vendre. Alors, com­mence pour elle un pé­riple de quinze an­nées, du­rant lesquelles elle sera tour à tour ser­van­te, concu­bine et pros­ti­tuée, fuyant une in­for­tune pour n’en trou­ver qu’une pire. Pour­tant, tel le lo­tus qui fleu­rit sur la fan­ge, au mi­lieu de cette abjec­tion mê­me, Kiều conserve « le pur par­fum de sa no­blesse ori­gi­nelle », gui­dée par une convic­tion in­ébran­lable :

« […] si un lourd karma pèse sur notre des­tin, ne ré­cri­mi­nons pas contre le ciel et ne l’ac­cu­sons pas d’injus­tice. La ra­cine du bien ré­side en nous-mêmes. »

Nguyễn, Du, Kim-Vân-Kiêu, trad. du viet­na­mien par Xuân Phúc [Paul Schnei­der] et Xuân Viêt [N­ghiêm Xuân Việt], Pa­ris : Gal­li­mard/U­NES­CO, 1961.

Entre traduction et création

C’est au cours d’une am­bas­sade en Chine que Nguyễn Du dé­cou­vrit le ro­man qui al­lait lui ins­pi­rer son chef-d’œuvre. D’un ré­cit qu’on pour­rait ju­ger ba­nal, il sut créer un « poème im­mor­tel / Dont les vers sont si doux qu’ils lais­sent, sur la lè­vre, / Quand on les a chan­tés, une sa­veur de miel »3Droin, Al­fred, « Ly-Than-Thong » dans La Jonque vic­to­rieuse, Pa­ris : E. Fasquel­le, 1906.. Cette fi­lia­tion chi­noise al­lait, ce­pen­dant, de­ve­nir une pomme de dis­corde pour l’or­gueil na­tio­nal nais­sant. Dans l’ef­fer­ves­cence des an­nées 1920-1930, elle arma la cri­tique des na­tio­na­listes les plus in­tran­si­geants, dont le let­tré Ngô Đức Kế se fit le porte-voix :

« Le Thanh tâm tài nhân [source du Kim-Vân-Kiều] n’est qu’un ro­man mé­prisé en Chine et voilà que main­te­nant le Viet­nam l’élève au rang de livre ca­no­nique, de Bi­ble, c’est vrai­ment se don­ner une grande honte. »

Phạm, Thị Ngoạn, In­tro­duc­tion au Nam-Phong, 1917-1934, Saï­gon : So­ciété des études in­do­chi­noi­ses, 1973.

En vé­ri­té, au-delà de ses pas­sages em­prun­tés ou li­cen­cieux, le Kim-Vân-Kiều est avant tout l’écho des injus­tices su­bies par le peuple viet­na­mien. « Les chants des vil­la­geois m’ont ap­pris le par­ler du jute et du mû­rier / Pleurs et san­glots dans les cam­pagnes évoquent guerres et deuils », écrit Nguyễn Du dans un autre poème4Il s’agit du poème « Jour de Pure Clarté » (« Thanh minh ngẫu hứng »). La fête de la Pure Clarté est celle où les fa­milles ho­norent les an­cêtres en al­lant, par la cam­pa­gne, faire la toi­lette de leurs tom­beaux.. Tout au long de l’épo­pée ap­pa­raît cette sen­si­bi­lité vi­bran­te, sou­vent dé­chi­ran­te, d’un poète dont le cœur vibre à l’unis­son de la souf­france qui cou­vait confu­sé­ment dans les masses hum­bles, comme en té­moigne ce pas­sage :

« Les ro­seaux pres­saient leurs cimes égales au souffle rauque de la bise. Toute la tris­tesse d’un ciel d’au­tomne sem­blait ré­ser­vée à un seul être [Kiều]. Le long des étapes noc­tur­nes, alors qu’une clarté tom­bait du fir­ma­ment ver­ti­gi­neux et que les loin­tains se per­daient dans un océan de bru­me, la lune qu’elle voyait lui fai­sait honte de ses ser­ments de­vant les fleuves et les monts. »

Nguyễn, Du, Kim-Vân-Kiêu, trad. du viet­na­mien par Xuân Phúc [Paul Schnei­der] et Xuân Viêt [N­ghiêm Xuân Việt], Pa­ris : Gal­li­mard/U­NES­CO, 1961.

Un miroir pour le peuple

La for­tune du Kim-Vân-Kiều fut telle qu’il a quitté le do­maine de la lit­té­ra­ture pour de­ve­nir un mi­roir dans lequel chaque Viet­na­mien se re­con­naît. Une chan­son po­pu­laire a ainsi érigé sa lec­ture en vé­ri­table art de vi­vre, in­dis­so­ciable des plai­sirs du sage : « Pour être un hom­me, il faut sa­voir jouer au “tổ tôm”5Jeu de cartes viet­na­mien pour cinq joueurs. Très en vogue dans la haute so­cié­té, il est ré­puté exi­ger beau­coup de mé­moire et de pers­pi­ca­ci­té., boire du thé du Yun­nan et dé­cla­mer le Kiều » (Làm trai biết đánh tổ tôm, uống trà Mạn hảo, ngâm nôm Thúy Kiều). La su­per­sti­tion s’en est même em­pa­rée, fai­sant du livre un oracle : dans les mo­ments d’in­cer­ti­tu­de, il n’est pas rare qu’on l’ouvre au ha­sard pour y cher­cher, dans les vers qui se pré­sen­tent, une ré­ponse du des­tin. Aus­si, du ca­bi­net du sa­vant à la de­meure la plus mo­des­te, le poème a-t-il su se faire in­dis­pen­sable. C’est au let­tré Phạm Quỳnh que l’on doit la for­mu­le, res­tée cé­lè­bre, qui ré­sume ce sen­ti­ment :

« Qu’avons-nous à crain­dre, de quoi de­vons-nous être inquiets ? Le Kiều res­tant, notre langue reste ; notre langue res­tant, notre pays sub­siste. »

Thái, Bình, « De quelques as­pects phi­lo­so­phiques et re­li­gieux du chef-d’œuvre de la lit­té­ra­ture viet­na­mienne : le Kim-Vân-Kiều de Nguyễn Du », Mes­sage d’Ex­trême-Orient, nº 1, 1971, p. 25-38 ; nº 2, 1971, p. 85-97.

Mappemonde mettant en évidence le Japon.

Dans la marge des songes : Les Revenants d’Ueda Akinari

C’est dans la mar­ge, sou­vent, que se nichent les gé­nies les plus sin­gu­liers. Fils de père in­connu et de mère trop connue — une cour­ti­sane du quar­tier des plai­sirs —, Ueda Aki­nari (1734-1809)1Formes reje­tées :
Aki­nari Oue­da.
Ueda Tô­sa­ku.
Uyeda Aki­na­ri.
ne vit sa mère qu’une seule fois, alors qu’il était déjà homme fait et écri­vain cé­lèbre. Adopté par une fa­mille mar­chande d’Osa­ka, son exis­tence fut marquée par cette honte ori­gi­nelle sur laquelle ses en­ne­mis ne se pri­vaient pas de l’at­taquer : « Mes en­ne­mis disent de moi : c’est un en­fant d’au­berge ; bien pis, c’est quelque reje­ton de sou­te­neur hors d’âge ! À quoi je ré­ponds : […] en tout cas, je suis dans ma mon­tagne le seul gé­né­ral et je ne m’y connais point de pair ». À cela s’ajou­tait une in­fir­mité aux doigts2In­fir­mité qu’il por­tera en sau­toir en si­gnant son chef-d’œuvre du pseu­do­nyme de Sen­shi Kijin, c’est-à-dire l’In­firme aux Doigts Dé­for­més. qui lui in­ter­di­sait la cal­li­gra­phie par­fai­te, l’orien­tant pa­ra­doxa­le­ment, lui le fier jeune homme peu en­clin au né­go­ce, vers une quête in­tel­lec­tuelle et lit­té­raire achar­née. De cette exis­tence heur­tée, de cette sen­si­bi­lité à vif, naî­tra son chef-d’œu­vre, les Contes de pluie et de lune (Ugetsu mo­no­ga­tari)3Formes reje­tées :
Contes des mois de pluie.
Contes de la lune vague après la pluie.
Contes de la lune et de la pluie.
Contes de pluies et de lune.
Contes de la lune des pluies.
Contes de lune et de pluie.
Contes du clair de lune et de la pluie.
Ue­gutsu mo­no­ga­tari.
.

Des sources et des songes

Pu­bliés en 1776, ces neuf ré­cits fan­tas­tiques marquent un tour­nant dans la lit­té­ra­ture de l’époque d’Edo. Aki­na­ri, rom­pant avec les « ré­cits du monde flot­tant », genre fri­vole alors en vo­gue, inau­gure la ma­nière du yomihon, ou « livre de lec­ture », qui vise un pu­blic culti­vé, auquel il offre un es­pace de rêve et d’éva­sion. L’ori­gi­na­lité de sa dé­marche ré­side dans une syn­thèse ma­gis­trale entre les tra­di­tions nar­ra­tives chi­noises et le pa­tri­moine lit­té­raire ja­po­nais. S’il puise abon­dam­ment dans les re­cueils de contes fan­tas­tiques des dy­nas­ties Ming et Qing, comme les Contes en mou­chant la chan­delle (Jian­deng xin­hua), il ne se contente ja­mais d’une simple tra­duc­tion ou d’une adap­ta­tion ser­vile. Chaque ré­cit est en­tiè­re­ment ja­po­ni­sé, trans­posé dans un cadre his­to­rique et géo­gra­phique na­tio­nal et, sur­tout, trans­fi­guré par une mé­lan­co­lie unique.

Aux sources conti­nen­ta­les, Aki­nari mêle avec un art consommé les ré­mi­nis­cences de la lit­té­ra­ture clas­sique de son pays. L’in­fluence du théâtre est par­tout sen­si­ble, non seule­ment dans les gestes et les phy­sio­no­mies — es­prits ven­geurs, fan­tômes de guer­riers, amou­reuses éper­dues —, mais aussi dans la com­po­si­tion même des contes, qui mé­nagent sa­vam­ment l’éloi­gne­ment du monde et la pro­gres­sion dra­ma­tique jusqu’à l’ap­pa­ri­tion du sur­na­tu­rel. De mê­me, la prose élé­gante et fleu­rie (gabun) est un vi­brant hom­mage à l’âge d’or de l’époque d’Heian, et par­ti­cu­liè­re­ment au Dit du Genji (Genji mo­no­ga­tari).

Une humanité fantomatique

Ce qui frappe dans les Contes de pluie et de lune, c’est que le monde des es­prits n’est ja­mais tout à fait coupé de ce­lui des vi­vants. Loin d’être de simples mons­tres, les fan­tômes d’Aki­nari sont doués d’une per­son­na­lité com­plexe, sou­vent plus riche et plus ori­gi­nale que celle des hu­mains qu’ils viennent han­ter. Leurs ap­pa­ri­tions sont mo­ti­vées par des sen­ti­ments puis­sam­ment hu­mains : la fi­dé­lité jusqu’au-delà de la mort, l’amour ba­foué, la ja­lou­sie dé­vo­rante ou la haine in­ex­tin­guible. Le spectre n’est sou­vent que le pro­lon­ge­ment d’une pas­sion qui n’a pu s’as­sou­vir ou s’apai­ser dans le monde ter­restre. Sa voix, ve­nue d’outre-tom­be, nous parle avec une trou­blante mo­der­nité de nous-mêmes.

Ainsi de Miya­gi, l’épouse dé­lais­sée qui, dans La Mai­son dans les ro­seaux, at­tend sept ans le re­tour de son mari parti faire for­tune. Morte d’épui­se­ment et de cha­grin, elle lui ap­pa­raît une der­nière nuit avant de n’être plus qu’un tertre fu­né­raire sur lequel on re­trouve ce poème dé­chi­rant :

« Il en était ain­si,
Je le sa­vais et pour­tant mon cœur
Se berçait d’illu­sions :
En ce mon­de, jusqu’à ce jour,
Était-ce donc là, la vie que j’ai vé­cue ? »

Ue­da, Aki­na­ri. Contes de pluie et de lune (Ugetsu mo­no­ga­tari), trad. du ja­po­nais par René Sief­fert. Pa­ris : Gal­li­mard, coll. « Connais­sance de l’Orient. Sé­rie ja­po­naise », 1956.

Le fan­tas­tique chez Aki­nari n’est donc pas un simple res­sort de l’épou­vante ; il est le mi­roir gros­sis­sant des tour­ments de l’âme. Les spectres viennent rap­pe­ler aux vi­vants leurs manque­ments, la consé­quence mo­rale de leurs actes. La ven­geance d’une épouse trom­pée ou la loyauté d’un ami qui se donne la mort pour te­nir sa pro­messe sont au­tant de pa­ra­boles sur la force des en­ga­ge­ments et la fa­ta­lité des pas­sions.

Le Ciseleur de chimères

Le style d’Aki­nari est sans doute ce qui confère à l’œuvre sa pé­ren­ni­té. Il al­lie la no­blesse de la langue clas­sique à un sens du rythme hé­rité du , créant une mu­sique sin­gu­lière qui en­voûte le lec­teur. Le titre mê­me, Ugetsu, « pluie et lune », tra­duit cette en­voû­tante mé­lo­die en une image — celle d’un clair de lune qui se brouille au mur­mure d’une pluie fi­ne, ins­tau­rant un cadre idéal aux ma­ni­fes­ta­tions du sur­na­tu­rel, un monde spec­tral où les fron­tières entre le rêve et la réa­lité s’es­tompent.

Ar­tiste in­dé­pen­dant, Aki­nari mit près de dix ans à po­lir son chef-d’œu­vre, signe de l’im­por­tance qu’il y at­ta­chait. Une in­dé­pen­dance in­tel­lec­tuelle qui se ma­ni­festa éga­le­ment dans ses vi­ru­lentes po­lé­miques avec l’autre grand let­tré de son temps, Mo­toori No­ri­na­ga, na­tio­na­liste avant la lettre. Alors que ce der­nier éri­geait les mythes an­ces­traux du Ja­pon en « unique vé­rité », Aki­nari tour­nait en dé­ri­sion cet idéal en af­fir­mant que « dans tout pays, l’es­prit de la na­tion est sa puan­teur ». Ain­si, ce fils de cour­ti­sane a su, par la seule force de son art, s’im­po­ser comme une fi­gure cen­tra­le, un « anar­chiste par­fait »4L’ex­pres­sion est d’Al­fred Jarry à pro­pos d’Ubu, mais elle pour­rait, par une ana­lo­gie osée, qua­li­fier l’es­prit de com­plète in­dé­pen­dance d’Aki­na­ri. qui, en se jouant des conven­tions, a porté le conte fan­tas­tique à un de­gré de raf­fi­ne­ment in­éga­lé. Ses sin­gu­la­ri­tés, qui te­naient d’un cou­rage par­ti­cu­lier dans une so­ciété ja­po­naise qui éri­geait la confor­mité en vertu su­prê­me, ne manquèrent pas de fas­ci­ner Yu­kio Mi­shi­ma, qui confie dans Le Ja­pon mo­derne et l’Éthique sa­mou­raï (Ha­ga­kuré nyū­mon) avoir em­porté l’œuvre d’Aki­nari avec lui « pen­dant les bom­bar­de­ments » et ad­miré par-des­sus tout son « ana­chro­nisme dé­li­béré ». Les Contes de pluie et de lune ne sont pas seule­ment une an­tho­lo­gie du genre ; ils sont une image ré­in­ven­tée du ré­cit à la ja­po­nai­se, où le mer­veilleux et le ma­cabre le dis­putent à la poé­sie la plus dé­li­ca­te, lais­sant le lec­teur sous le charme du­rable d’un songe étrange et ma­gni­fique.

Mappemonde mettant en évidence l’Iran et la France.

D’Ispahan à Ménilmontant : L’Itinéraire d’Ali Erfan

L’Orient, avec ses mys­tères et ses tour­ments, a de tout temps nourri l’ima­gi­naire oc­ci­den­tal. Mais que sa­vons-nous réel­le­ment de la Perse contem­po­rai­ne, de cette terre de poé­sie de­ve­nue le théâtre d’une ré­vo­lu­tion qui a bou­le­versé l’ordre du monde ? C’est une fe­nêtre sur cet Iran pé­tri de contra­dic­tions que nous ouvre l’œuvre d’Ali Er­fan, écri­vain et ci­néaste1Cinéaste : Un épi­sode illustre les me­naces di­rectes qui ont pesé sur l’ar­tiste et ont pré­ci­pité son exil. Quand son deuxième film a été projeté en Iran, le mi­nistre de la Cultu­re, pré­sent dans la sal­le, a dé­claré à la fin : « Le seul mur blanc sur lequel on n’a pas en­core versé le sang des im­purs, c’est l’écran de ci­né­ma. Si on exé­cute ce traître et que cet écran de­vient rou­ge, tous les ci­néastes com­pren­dront qu’on ne peut pas jouer avec les in­té­rêts du peuple mu­sul­man ». né à Is­pa­han en 1946, et contraint à l’exil en France de­puis 1981. Son œu­vre, écrite dans une langue française qu’il a faite sien­ne, est un té­moi­gnage poi­gnant et d’une rare fi­nesse sur la tra­gé­die d’un peuple et la condi­tion de l’exi­lé.

L’Écriture comme résistance

Dans son art de son­der les âmes tour­men­tées par la ty­ran­nie et l’ab­sur­dité du fa­na­tis­me, nom­breux sont ceux qui voient en Ali Er­fan le digne hé­ri­tier du grand Sa­degh He­dayat2Sa­degh He­dayat : Père des lettres ira­niennes mo­der­nes, en­terré au Père-La­chai­se, à Pa­ris.. Son écri­tu­re, d’une cru­dité im­pla­ca­ble, nous plonge dans un uni­vers sombre et op­pres­sant, presque kaf­kaïen — ce­lui d’une so­ciété li­vrée à la ter­reur ins­tau­rée par la « phi­lo­so­phie hal­lu­ci­née des imams » : que ce soient les femmes per­sé­cu­tées de Ma femme est une sainte, les ar­tistes op­pri­més du Der­nier Poète du monde ou les fi­gures mau­dites des Dam­nées du pa­ra­dis. La mort qui im­prègne ces ré­cits n’est pas celle de la vio­lence seule, mais de l’État to­ta­li­taire qui l’en­gen­dre, cet édi­fice qui, pour s’éri­ger, a be­soin d’un ci­ment de corps. C’est ce même ci­ment que l’on re­trouve dans Sans ombre, un té­moi­gnage puis­sant sur la guerre Iran-Irak, cet « épou­van­table char­nier », com­pa­rable aux ba­tailles de tran­chées de la Grande Guer­re, qui a bu le sang de cen­taines de mil­liers d’hommes :

« Il y avait aussi des vo­lon­taires qui, dans l’idée de mou­rir, ex­ca­vaient le sol pour faire des trous comme des tom­bes, qu’ils ap­pe­laient “chambre nup­tiale pour les amou­reux de Dieu”.

Mais peu im­por­tait le sens que cha­cun don­nait à sa de­meure pas­sa­gère ; il de­vait creu­ser son trou dans la di­rec­tion de La Mecque et non pas en fonc­tion de l’en­nemi qui était en face. »

Er­fan, Ali. Sans ombre, La Tour-d’Aigues : Édi­tions de l’Au­be, coll. « Re­gards croi­sés », 2017.

Si Ali Er­fan n’a pas la joie de croi­re, c’est là son dé­faut, ou plu­tôt son mal­heur. Mais ce mal­heur tient à une cause fort gra­ve, je veux dire les crimes qu’il a vu com­mettre au nom d’une re­li­gion dont les pré­ceptes ont été dé­na­tu­rés et dé­tour­nés de leur vé­ri­table si­gni­fi­ca­tion, la foi de­ve­nant fo­lie :

« Il ou­vrit sans hâte l’un des épais dos­siers, en re­tira un feuillet, l’exa­mi­na, et tout d’un coup s’écria :

— En­fer­mez cette femme dans un sac de ju­te, et je­tez-lui des pierres jusqu’à ce qu’elle crève comme un chien. […]

Et il conti­nua, ré­pé­tant le même ges­te, ba­lançant l’écrit de ce­lui qui avait voyagé vers Dieu, se sai­sis­sant d’un autre […]. Il se dressa brusque­ment, de­bout sur la ta­ble, et cria comme un fou :

— Que le père étrangle son fils de ses propres mains… »

Er­fan, Ali. Le Der­nier Poète du monde, trad. du per­san par l’au­teur et Mi­chèle Cris­to­fa­ri, La Tour-d’Aigues : Édi­tions de l’Au­be, coll. « L’Aube poche », 1990.

De l’exil et de la mémoire

L’exil est une bles­sure qui ne se re­ferme ja­mais tout à fait. Dans Adieu Mé­nil­mon­tant, Ali Er­fan quitte pour un temps sa Perse na­tale pour nous par­ler de la Fran­ce, sa terre d’ac­cueil. Le ro­man est un hom­mage à la rue de Mé­nil­mon­tant, ce quar­tier cos­mo­po­lite de Pa­ris où il a vécu et exercé le mé­tier de pho­to­graphe. C’est une chro­nique tendre et par­fois cruelle de la vie des « éga­rés du monde », de ces pa­rias de la vie qui, comme lui, ont échoué dans ce re­fuge. Ce­pen­dant, même en Fran­ce, l’Iran n’est ja­mais loin. Les odeurs, les sons, les vi­sa­ges, tout rap­pelle l’Orient per­du. Une mé­moire qui, pour lut­ter contre l’ou­bli, sé­lec­tionne du passé les traits les plus saillants.

Chaque fois qu’il en­tre­prend d’écri­re, Ali Er­fan cherche le temps de sa pre­mière jeu­nesse. Il goûte l’ex­tase du res­sou­ve­nir, le plai­sir de re­trou­ver les choses per­dues et ou­bliées dans la langue na­tale. Et, comme cette mé­moire re­trou­vée ne ra­conte pas fi­dè­le­ment ce qui s’est pas­sé, c’est elle le vé­ri­table écri­vain ; et Ali Er­fan est son pre­mier lec­teur :

« Main­te­nant, je connais sa langue [le français]. Mais je ne veux pas par­ler. […] Ma­dame dit : “Mon ché­ri, dis : jas­min”. Je ne veux pas. Je veux pro­non­cer le nom de la fleur qui était dans notre mai­son. Com­ment s’ap­pe­lait-elle ? Pourquoi est-ce que je ne me sou­viens pas ? Cette grande fleur qui pous­sait au coin de la cour. Qui mon­tait, qui tour­nait. Elle grim­pait par-des­sus la porte de notre mai­son, et elle re­tom­bait dans la rue. […] Com­ment s’ap­pe­lait-elle ? Elle sen­tait bon. Ma­dame dit en­core : “Dis, mon ché­ri”. Moi, je pleu­re, je pleu­re… »

Er­fan, Ali. Le Der­nier Poète du monde, trad. du per­san par l’au­teur et Mi­chèle Cris­to­fa­ri, La Tour-d’Aigues : Édi­tions de l’Au­be, coll. « L’Aube poche », 1990.

L’œuvre d’Ali Er­fan, à la fois sin­gu­lière et uni­ver­sel­le, nous plonge dans un Orient op­pres­sant, où pèse la chape de plomb d’une théo­cra­tie ten­ta­cu­laire. Cer­tes, on pour­rait craindre que l’écri­vain de l’exil ne ser­ve, en dé­pit de lui-mê­me, qu’à nour­rir les cli­chés de « l’is­la­mo­pho­bie oc­ci­den­tale » — une thèse au cœur de « La lit­té­ra­ture d’exil est-elle une lit­té­ra­ture mi­neure ? » de Hes­sam Nogh­reh­chi. Mais qui ne ver­rait que ce côté des choses manque­rait l’es­sen­tiel ; car de tout temps, la culture per­sane a fait de la sé­pa­ra­tion et de l’exil la source de son chant le plus pur. Telle est la leçon de la flûte de Roû­mî, dont la mu­sique su­blime naît de sa tige ar­ra­chée à sa jon­chaie na­tale : « Écoute la flûte de ro­seau ra­con­ter une his­toire ; elle se la­mente de la sé­pa­ra­tion : “De­puis qu’on m’a cou­pée de la jon­chaie, ma plainte fait gé­mir l’­homme et la fem­me” ». La voix d’Ali Er­fan, comme celle de cette flû­te, ne naît donc pas malgré la fê­lu­re, mais bien par el­le, trans­muant la bru­ta­lité du réel en une poi­gnante mé­lo­pée.

Mappemonde mettant en évidence le Sénégal, la France, le Cameroun et la Guinée.

Coups de pi­lon de David Diop, ou le Verbe fait chair et colère

L’œuvre de Da­vid Diop (1927-1960)1Formes reje­tées :
Da­vid Man­dessi Diop.
Da­vid Léon Man­dessi Diop.
Da­vid Diop Men­des­si.
Da­vid Mam­bessi Diop.
Ne pas confondre avec :
Da­vid Diop (1966-…), écri­vain et uni­ver­si­tai­re, lau­réat du prix Gon­court des ly­céens en 2018 pour son ro­man Frère d’âme.
, aussi brève que ful­gu­ran­te, de­meure l’un des té­moi­gnages les plus sai­sis­sants de la poé­sie de la né­gri­tude mi­li­tante. Son unique re­cueil, Coups de pi­lon (1956), ré­sonne avec une force in­tac­te, mar­te­lant les consciences et cé­lé­brant l’es­poir in­dé­fec­tible d’une Afrique de­bout. Né à Bor­deaux d’un père sé­né­ga­lais et d’une mère ca­me­rou­nai­se, Diop vé­cut l’Afrique moins à tra­vers l’ex­pé­rience d’un séjour pro­longé qu’à tra­vers le songe et l’­hé­ri­ta­ge, ce qui n’ôte rien à la puis­sance d’un verbe qui sut se faire l’écho des souf­frances et des ré­voltes de tout un conti­nent.

Une poésie de la révolte

La poé­sie de Diop est avant tout un cri. Un cri de re­fus face à l’ini­quité co­lo­nia­le, un cri de dou­leur face à l’­hu­mi­lia­tion de son peuple. Dans un style di­rect, dé­pouillé de tout or­ne­ment su­per­flu, le poète as­sène ses vé­ri­tés comme au­tant de « coups de pi­lon » des­ti­nés, se­lon ses propres ter­mes, à « cre­ver les tym­pans de ceux qui ne veulent pas l’en­tendre et claquer comme des coups de verge sur les égoïsmes et les confor­mismes de l’ordre ». Chaque poème est un ré­qui­si­toire dres­sant le bi­lan san­glant de l’ère tu­té­laire. Ain­si, dans « Les Vau­tours », dé­nonce-t-il l’­hy­po­cri­sie de la mis­sion ci­vi­li­sa­trice :

« En ce temps-là
À coups de gueule de ci­vi­li­sa­tion
À coups d’eau bé­nite sur les fronts do­mes­tiqués
Les vau­tours construi­saient à l’ombre de leurs serres
Le san­glant mo­nu­ment de l’ère tu­té­laire. »

Diop, Da­vid, Coups de pi­lon, Pa­ris : Pré­sence afri­cai­ne, 1973.

La vio­lence est om­ni­pré­sen­te, non seule­ment dans la thé­ma­tique, mais dans le rythme même de la phra­se, sobre et tran­chante comme une lame. Le cé­lèbre et la­co­nique poème « Le Temps du Mar­tyre » en est l’illus­tra­tion la plus poi­gnan­te, vé­ri­table li­ta­nie de la dé­pos­ses­sion et du crime co­lo­nial : « Le Blanc a tué mon père / Car mon père était fier / Le Blanc a violé ma mère / Car ma mère était belle ». Ces vers sans fard, don­nant au texte sa force per­cu­tan­te, ont pu dé­rou­ter cer­tains cri­tiques. Sana Ca­mara y voit par exemple une « sim­pli­cité du style qui frôle la pau­vre­té, même si le poète tente de nous cap­ti­ver par l’iro­nie des évé­ne­ments ». Pour­tant, c’est sans doute dans cette éco­no­mie de moyens, ce re­fus de l’ar­ti­fi­ce, que la bru­ta­lité du pro­pos at­teint son pa­roxysme.

L’Afrique au cœur du verbe

Si la ré­volte est le mo­teur de son écri­tu­re, l’Afrique en est l’âme. Elle est cette terre mère idéa­li­sée, en­tre­vue à tra­vers le prisme de la nos­tal­gie et du rêve. L’apos­trophe li­mi­naire du poème « Afrique » — « Afrique, mon Afrique » — est une dé­cla­ra­tion d’ap­par­te­nance et de fi­lia­tion. Cette Afrique, il avoue ne l’avoir « ja­mais connue », mais son re­gard est « plein de ton sang ». Elle est tour à tour la mère ai­mante et ba­fouée, la dan­seuse au corps de « pi­ment noir », et la femme ai­mée, Rama Kam, dont la beauté sen­suelle est une cé­lé­bra­tion de la race tout en­tière.

C’est dans cette Afrique rê­vée que le poète puise la force de l’es­poir. Au déses­poir que lui ins­pire le « dos qui se courbe / Et se couche sous le poids de l’­hu­mi­lité », une voix ré­pond, pro­phé­tique :

« Fils im­pé­tueux, cet arbre ro­buste et jeune
Cet arbre là-bas
Splen­di­de­ment seul au mi­lieu de fleurs blanches et fa­nées
C’est l’Afrique, ton Afrique qui re­pousse
Qui re­pousse pa­tiem­ment obs­ti­né­ment
Et dont les fruits ont peu à peu
L’amère sa­veur de la li­ber­té. »

Diop, Da­vid, Coups de pi­lon, Pa­ris : Pré­sence afri­cai­ne, 1973.

Un humanisme militant

Ré­duire l’œuvre de Diop à un « ra­cisme an­ti­ra­ciste »2Sar­tre, Jean-Paul, « Or­phée noir », pré­face à l’An­tho­lo­gie de la nou­velle poé­sie nègre et mal­gache de langue française de L. S. Sen­ghor, Pa­ris : Presses uni­ver­si­taires de Fran­ce, 1948., pour re­prendre la for­mule de Sar­tre, se­rait mé­con­naître sa por­tée uni­ver­selle. Si la dé­non­cia­tion de l’op­pres­sion du Noir est le point de dé­part, le com­bat de Diop em­brasse tous les dam­nés de la terre. Sa poé­sie est une cla­meur qui s’élève « d’Afrique aux Amé­riques » et sa so­li­da­rité s’étend au « do­cker de Suez et le coo­lie d’Ha­noï », au « Viet­na­mien cou­ché dans la ri­zière » et au « forçat du Congo frère du lyn­ché d’At­lanta ».

Cette fra­ter­nité dans la souf­france et la lutte est la marque d’un hu­ma­nisme pro­fond. Le poète ne se contente pas de mau­di­re, il ap­pelle à l’ac­tion col­lec­ti­ve, au re­fus una­nime in­carné par l’injonc­tion fi­nale de « Défi à la force » : « Re­lève-toi et crie : NON ! ». Car, en dé­fi­ni­ti­ve, au-delà de la vio­lence du ver­be, le chant de Da­vid Diop est « guidé seul par l’amour », l’amour d’une Afrique libre au sein d’une hu­ma­nité ré­con­ci­liée.

L’œuvre de Da­vid Diop, fau­chée en plein es­sor par une mort tra­gique qui nous a pri­vés de ses ma­nus­crits à ve­nir, conserve une ac­tua­lité brû­lante. Léo­pold Sé­dar Sen­ghor, son an­cien pro­fes­seur, es­pé­rait qu’avec l’âge, le poète irait « s’humanisant ». On peut af­fir­mer que cet hu­ma­nisme était déjà au cœur de sa ré­volte. Coups de pi­lon de­meure un texte es­sen­tiel, une œuvre clas­sique de la poé­sie afri­cai­ne, un via­tique pour toutes les jeu­nesses éprises de jus­tice et de li­ber­té.

« C’est déjà beau­coup pour un ou­vrage somme toute as­sez res­treint, pour une pre­mière et — hé­las — der­nière œuvre. Mais il est des textes qui vont au fond des choses et parlent à l’être tout en­tier. Ly­rique, sen­ti­men­ta­le, ex­pres­sion d’une exi­gence et d’une co­lère per­son­nel­le, cette poé­sie “lan­cée grave à l’as­saut des chi­mè­res” […] est bien de celles qui, éter­nel­le­ment, pour pla­gier Cé­sai­re, dé­fie­ront “les lar­bins de l’or­dre” [c’est-à-dire les agents de ré­pres­sion], de celles qui, […] toujours obs­ti­né­ment, rap­pel­le­ront que “l’œuvre de l’­homme vient seule­ment de com­men­cer”, que le bon­heur est toujours à conqué­rir, plus beau et plus fort. »

So­ciété afri­caine de culture (dir.), Da­vid Diop, 1927-1960 : té­moi­gna­ges, études, Pa­ris : Pré­sence afri­cai­ne, 1983.